Par-delà la verte, noire et sinistre Forêt de Troos, loin au nord… ignorée de Bakshaan, d’Elwher, ou des autres cités des Jeunes Royaumes, sur les mouvants abords du Désert des Soupirs, s’érigeait Tanelorn, ville antique et solitaire, animée de ceux qu’elle abritait.
Tanelorn avait ceci de particulier qu’elle attirait et retenait le vagabond. Les farouches, les sauvages, les brutalisés et les tourmentés venaient vers ses rues paisibles et ses maisons basses, et y trouvaient le repos.
Il importe de dire que la plupart des voyageurs désemparés qui s’étaient fixés dans la paisible Tanelorn avaient renié les serments passés qui les liaient aux Seigneurs du Chaos, qui, étant des dieux, ne se désintéressaient pas des affaires des hommes. Il s’ensuivit que lesdits Seigneurs en vinrent à détester cette invraisemblable cité et décidèrent d’agir.
Ils mandèrent l’un des leurs (ils ne pouvaient en envoyer plusieurs), le seigneur Narjhan, pour se rendre à Nadsokor, la Ville des Mendiants, et y lever une armée qui irait attaquer la ville sans défense et la détruire ainsi que ses habitants. Ainsi donc, il arma ces soldats en haillons et leur fit de belles promesses.
La canaille, tel un sauvage raz de marée, se souleva pour aller raser Tanelorn et massacrer ses habitants. Un véritable torrent d’hommes et de femmes en haillons, de boiteux, d’aveugles et d’estropiés se mit en marche, lentement mais implacablement, vers le nord, en direction du Désert des Soupirs.
À Tanelorn résidait Rackhir, l’Archer Rouge, venu des contrées orientales, par-delà le Désert des Soupirs, par-delà le Désert des Larmes. Rackhir avait abandonné sa vie de Prêtre-Guerrier serviteur des Seigneurs du Chaos, pour se consacrer aux occupations plus pacifiques qu’étaient le vol et l’étude. Ses traits durs semblaient taillés à même les os de son crâne, ses yeux étaient profondément enfoncés, sa bouche mince, et sa barbe clairsemée. Il portait une calotte rouge ornée d’une plume de faucon, un justaucorps cintré, également rouge, des culottes et des bottes de la même couleur. On eût dit que tout son sang était passé dans son accoutrement, le laissant exsangue. Il était heureux à Tanelorn, comme tous ceux de sa sorte, et pensait y finir ses jours si l’on mourait à Tanelorn. Il ignorait si c’était le cas.
Un jour, il vit Brut de Lashmar, un grand noble aux cheveux blonds, franchir les portes de la cité au galop de son cheval fatigué. Son harnachement et ses éperons d’argent étaient souillés, sa cape jaune déchirée et son chapeau à large bord, cabossé. Arrivé sur la grand-place, il s’arrêta et une petite foule se forma autour de lui. Alors, il donna les nouvelles :
— Des mendiants de Nadsokor, plusieurs milliers, sont en marche vers notre Tanelorn. À leur tête, Narjhan du Chaos !
Tous ces hommes étaient des soldats, et des soldats de valeur pour la plupart, mais ils n’étaient pas nombreux. Et ils savaient qu’une horde de mendiants conduite par un être tel que Narjhan pouvait détruire Tanelorn.
— Faut-il donc abandonner Tanelorn ? dit Uroch de Nieva, jeune homme amaigri au passé d’ivrogne.
— Nous devons trop à cette ville, dit Rackhir. Pour elle et pour nous, il faut la défendre. Jamais plus il n’y aura une pareille ville.
Brut se pencha sur sa selle.
— En principe, je suis d’accord avec vous, Archer Rouge, mais les principes ne suffisent pas. Comment suggérez-vous que nous défendions cette ville aux faibles remparts contre un siège en règle et contre les pouvoirs du Chaos ?
— Il nous faut évidemment de l’aide, répondit Rackhir. Une aide surnaturelle, s’il le faut.
— Les Seigneurs Gris nous aideraient-ils ? suggéra Zas le Manchot, un vieux vagabond fatigué qui jadis avait conquis un trône et puis l’avait perdu.
— Certes oui, les Seigneurs Gris ! dirent plusieurs avec espoir.
— Qui sont ces Seigneurs Gris ? s’enquit Uroch. Mais personne ne l’entendit.
— Ils ne sont guère enclins à secourir qui que ce soit, fit observer Zas le Manchot, mais l’on peut supposer qu’ils ont intérêt à préserver la neutralité de Tanelorn qui, de même qu’eux, n’obéit ni à la Loi ni au Chaos.
— Je suis d’accord pour demander leur aide, dit Brut. Qu’en pensent les autres ?
L’assentiment fut général, mais aussitôt après ils tombèrent dans le silence, se rendant compte qu’ils ne connaissaient aucun moyen de joindre ces êtres mystérieux et insouciants. Ce fut Zas qui le leur fit observer.
— Je connais un prophète, dit Rackhir, qui vit en ermite dans le Désert des Soupirs. Peut-être pourra-t-il nous aider ?
— Je suis d’avis que nous ne devrions pas perdre notre temps à rechercher une assistance surnaturelle, dit Uroch. Préparons-nous à faire face à l’attaque des mendiants par les moyens ordinaires de la guerre.
— Vous oubliez, dit Brut avec lassitude, que Narjhan du Chaos est à leur tête. Il n’est pas humain, et dispose de toute la puissance du Chaos. Je pense que les Seigneurs Gris sont notre seule chance.
— Et pourquoi ne pas demander l’aide des Forces de la Loi, qui sont les ennemis jurés du Chaos, et bien plus puissantes que les Seigneurs Gris ?
— Parce que Tanelorn est une cité neutre qui n’est inféodée à aucun des deux camps. Nous avons tous, ici, rompu nos liens avec le Chaos sans en forger de nouveaux avec la Loi. Les Forces de la Loi sont justes mais n’aideront, dans un cas comme celui-ci, que ceux et celles qui leur ont juré fidélité. Nous sommes des renégats, et seuls les Seigneurs Gris peuvent nous aider, s’ils le veulent.
Ainsi parla Zas.
— Je vais aller trouver mon prophète, dit Rackhir, l’Archer Rouge, et s’il peut me dire comment me rendre dans le Domaine des Seigneurs Gris, j’irai immédiatement, car le temps presse. Si j’obtiens leur aide, vous ne tarderez pas à l’apprendre. Dans le cas contraire, il vous faudra défendre Tanelorn au prix de votre vie et, si cela m’est encore possible, je serai à vos côtés dans cette lutte ultime.
— Fort bien, acquiesça Brut. Allez, Archer Rouge, et soyez aussi rapide que vos flèches !
Et, emportant pour tout bagage son arc d’os et son carquois plein de flèches empennées de plumes écarlates, Rackhir partit pour le Désert des Soupirs.
Laissant dans son sillage la flamme et la noire épouvante, la horde des gueux traversa Vilmir et le sordide pays d’Org, dans lequel se trouve la sinistre Forêt de Troos. À leur tête, insolent et dédaigneux de ceux qu’il menait, chevauchait un être entièrement gainé dans une armure noire, dans le casque de laquelle sa voix résonnait étrangement. Hommes et bêtes s’enfuyaient à leur approche ; après leur passage, Vilmir, Org et Ilmiora n’étaient plus que des déserts incultes. Beaucoup savaient que, contrairement à une tradition séculaire, la cité de Nadsokor avait vomi une horde sauvage et menaçante de ses citoyens mendiants. Quelqu’un les avait armés et quelqu’un les menait vers le Désert des Soupirs. Mais qui ? La majorité l’ignorait. Et pourquoi vers le Désert des Soupirs ? Au-delà de Karlaak, que leur trajet avait évité, il n’y avait que le désert, les limites du monde, et certainement aucune ville… Quelle était leur destination ? Couraient-ils, pareils à des lemmings, à leur propre anéantissement ? Tous l’espéraient, car tous haïssaient l’effroyable horde.
Rackhir chevauchait dans le lugubre vent du Désert des Soupirs, protégeant son visage contre le sable envahissant. Il chevauchait depuis un jour entier, et la soif devenait cruelle, lorsque enfin les rochers qu’il cherchait apparurent devant lui.
Lorsqu’il les eut atteints, il cria assez fort pour couvrir la plainte du vent :
— Lamsar !
L’ermite sortit en entendant le cri. Ses vêtements étaient de cuir huilé et le sable y restait accroché. Sa barbe aussi était pleine de sable et sa peau avait pris la couleur et la texture du désert. Il reconnut immédiatement Rackhir à son accoutrement, et lui fit signe de le suivre dans sa grotte. Laissant son cheval devant l’entrée, Rackhir entra.
Lamsar était assis sur un rocher poli.
— Sois le bienvenu, Archer Rouge. Mais je perçois que tu veux faire appel à mon savoir et que ta mission est urgente.
— Je cherche l’aide des Seigneurs Gris, dit Rackhir.
L’ermite sourit, et on aurait cru qu’une fissure venait d’apparaître dans du roc.
— Ta mission doit être bien importante pour vouloir risquer le voyage à travers les Cinq Portes. Je vais te dire comment atteindre les Seigneurs Gris, mais la route est ardue.
— Je suis prêt à l’affronter, car Tanelorn est menacée, et les Seigneurs Gris pourraient l’aider.
— D’abord, il faut passer la première porte, qui se trouve dans notre dimension. Je vais t’aider à la trouver.
— Et ensuite, que dois-je faire ?
— Tu as cinq portes à passer. Chacune mène à un monde situé au-delà et à l’intérieur de notre dimension. Tu devras parler aux habitants de chacun de ces mondes. Certains seront amicaux, d’autres pas, mais tous devront répondre à ta question : « Où se trouve la porte suivante ? », quoique certains tenteront peut-être de t’empêcher de passer. La dernière porte s’ouvre sur le Domaine des Seigneurs Gris.
— Où est la première ?
— N’importe où sur Terre. Je vais la chercher.
Lamsar s’enfonça dans la méditation. Rackhir, qui s’était attendu à quelque miracle pittoresque, fut légèrement désappointé.
Plusieurs heures passèrent, puis Lamsar sortit de sa méditation et dit :
— La porte est devant la grotte. Apprends par cœur ce qui suit : Si x est égal à l’esprit de l’humanité, la combinaison des deux doit avoir une double puissance ; par conséquent, l’esprit de l’humanité contient toujours la puissance lui permettant de se dominer.
— Curieuse équation, dit Rackhir.
— Oui, mais souviens-t’en, médite sur elle, et ensuite nous pourrons partir.
— Nous ?… Vous m’accompagnez ?
— Je le pense.
Rackhir aimait bien Lamsar, mais l’ermite était vieux et il n’aurait pas voulu s’en encombrer, puis comprenant que son savoir pourrait lui être utile, il ne fit pas d’objections. Il se concentra sur l’équation et sentit son esprit devenir léger et scintillant ; dans cet état de transe, tous ses pouvoirs étaient accrus, ceux du corps comme ceux de l’esprit. L’ermite se leva et Rackhir lui emboîta le pas. En sortant de la grotte ils ne virent pas le Désert des Soupirs, mais un nuage de brume bleutée et lumineuse. Lorsqu’ils l’eurent traversé, ils se trouvèrent au pied d’une chaîne de basses montagnes ; à leurs pieds dans une vallée, il y avait des villages d’aspect curieux : toutes les maisons formaient un cercle autour d’un vaste amphithéâtre dont un dais circulaire occupait le centre.
— Il sera intéressant de découvrir la raison de cette disposition, dit Lamsar, et ils commencèrent de descendre.
Lorsqu’ils approchèrent du premier village, des gens vinrent vers eux en dansant gaiement. Ils s’arrêtèrent et, dansant d’un pied sur l’autre, leur chef parla :
— Vous êtes des étrangers, je le vois, tout ce que nous possédons est à vous, nourriture, maisons et divertissements.
Les deux hommes les remercièrent et les accompagnèrent jusqu’au village circulaire. Ils purent voir que l’amphithéâtre était fait de boue et semblait avoir été creusé dans la zone délimitée par les maisons. Le chef des villageois les amena dans sa maison et leur offrit à manger.
— Vous êtes arrivés pendant la Période de Repos, leur dit-il, mais n’ayez crainte, l’animation va bientôt reprendre. Je m’appelle Yerleroo.
— Nous cherchons la porte suivante, dit Lamsar poliment, et notre mission est urgente. Vous nous excuserez si nous ne nous attardons pas ?
— Venez, dit Yerleroo au lieu de répondre : « Cela va commencer. Vous nous verrez sous notre meilleur jour, et vous pourrez vous joindre à nous. »
Tous les villageois s’étaient assemblés dans l’amphithéâtre, autour de la plate-forme centrale. La plupart avaient le teint clair et les cheveux blonds ; ils étaient gais, souriants et vifs. Mais quelques-uns étaient d’une race différente, au teint sombre et aux cheveux noirs et ceux-là ne souriaient pas.
Sentant une menace cachée dans ce qu’il voyait, Rackhir posa la question sans détour :
— Où est la porte suivante ?
Yerleroo hésita, puis finit par dire en souriant :
— Là où se rencontrent les vents.
— Ce n’est pas une réponse, dit Rackhir, fâché.
— Si, lui murmura Lamsar. C’est une bonne réponse.
— Nous allons danser maintenant, dit Yerleroo. D’abord, vous nous regarderez, puis vous vous joindrez à nous.
— Danser ? dit Rackhir, regrettant de ne pas avoir amené une épée ou au moins un poignard.
— Oui, cela vous plaira, vous verrez. Cela plaît à tout le monde. Et cela vous fera du bien.
— Et si nous n’avons pas envie de danser ?
— Il le faut, c’est pour votre bien, je vous assure.
— Et lui… Rackhir montra un des hommes noirs à la mine sombre. Cela lui plaît ?
— C’est pour son bien, répondit Yerleroo.
Yerleroo frappa dans ses mains et immédiatement les villageois blonds engagèrent une danse frénétique et désordonnée. Certains se mirent à chanter. Mais les hommes à la mine sombre ne chantèrent pas ; après un temps d’hésitation, ils se mirent à gigoter pesamment, mais leurs visages hébétés contrastaient étrangement avec leurs corps agités de saccades mécaniques. Bientôt, le village entier dansa en chantant un chant monotone.
Yerleroo passa près d’eux.
— Venez, dansez avec nous maintenant !
— Il faut que nous partions, dit Lamsar avec l’ombre d’un sourire. Les deux hommes commencèrent à s’éloigner.
Yerleroo les vit.
— Non, non, ne partez pas ! Il faut danser.
Ils se mirent à courir aussi vite que le vieillard le pouvait. Tout en dansant, les villageois se rapprochèrent d’eux dans un horrible simulacre de gaieté.
— Rien à faire, dit Lamsar en les regardant venir non sans ironie. Il faut invoquer les dieux de la montagne. Dommage, car la sorcellerie m’ennuie. Espérons que leur magie s’étend jusqu’à ce niveau. Gordar !
De la vieille bouche de Lamsar sortirent des mots d’une particulière rudesse. Les villageois, toujours dansant et tournant, continuaient à avancer vers eux.
Lamsar les montra du doigt.
Les villageois restèrent pétrifiés dans cent positions différentes et lentement, incroyablement, leurs corps se changèrent en basalte noir et brillant.
— C’était pour leur bien, dit Lamsar avec un sourire sinistre. Viens, allons là où se rencontrent les vents.
Il entraîna Rackhir, et ils y parvinrent rapidement.
Et là où se rencontrent les vents, ils trouvèrent la seconde porte, une colonne de feu couleur d’ambre, traversée de traînées vertes. Ils y pénétrèrent et instantanément, se trouvèrent dans un monde aux couleurs sombres et bouillonnantes. Au-dessus d’eux, le ciel était d’un rouge brouillé par l’éruption d’autres couleurs perpétuellement changeantes. Et devant eux s’étendait une forêt bleue et noire, tachetée d’un vert épais ; des vagues violentes agitaient la cime des arbres. C’était un pays de hurlements et de phénomènes surnaturels.
Lamsar fit la moue.
— Sur ce niveau le Chaos règne ; il faut nous hâter de gagner la prochaine porte, car évidemment les Seigneurs du Chaos tenteront de nous arrêter.
— Est-ce toujours ainsi ? demanda Rackhir, le souffle coupé.
— C’est toujours la nuit en ébullition, quant au reste, cela change selon l’humeur des Seigneurs. Il n’y a pas de règle.
Ils continuèrent d’avancer dans le paysage en éruption et en constant changement. Une fois, ils aperçurent une grande silhouette ailée, vaguement humaine et d’un jaune fuligineux, traverser le ciel.
— Vezhan, dit Lamsar. Espérons qu’il ne nous a pas vus.
— Vezhan ! Rackhir osait à peine murmurer, car c’était à Vezhan qu’il avait jadis été inféodé.
Ils continuèrent lentement, sans savoir où ils allaient ou même s’ils avançaient réellement.
Ils finirent par arriver sur les bords d’un océan singulier.
C’était une mer grise aux lentes ondulations, une mer hors du temps, mystérieuse, s’étendant à l’infini. Il ne pouvait y avoir d’autres rivages au-delà de cette plaine mouvante. Ni pays, ni fleuves, ni sombres forêts, ni hommes, ni femmes, ni navires. C’était une mer qui ne menait nulle part, et qui se suffisait à elle-même, simplement une mer.
Sur la surface de cette eau éternelle, un pâle soleil ocre projetait des ombres mélancoliques, noires et vertes, donnant l’illusion d’être enfermé dans une caverne, car le ciel était couvert de nuages noirs et anciens, étrangement difformes. Et, ininterrompu, était le bruit sinistre des vagues qui déferlaient, la lugubre monotonie des crêtes sans cesse reformées, signes non de vie ou de mort, de guerre ou de paix, mais d’une existence inharmonieuse et mouvante.
Ils ne pouvaient aller plus loin.
— Cela sent la mort, dit Rackhir en frissonnant.
Les vagues déferlaient et rugissaient avec une fureur croissante, les tentant, les défiant, ne leur offrant qu’un accomplissement : celui de la mort.
— Mon destin n’est pas de périr entièrement, dit Lamsar, et ils se mirent à courir vers la forêt, sentant la mer monter derrière eux. Mais lorsqu’ils se retournèrent, ils virent qu’elle n’avait pas bougé, et même que la violence des vagues s’était calmée.
L’Archer Rouge prit Lamsar par la main, l’attirant vers lui, comme s’il venait de le sauver d’un maelström. Ils restèrent longtemps immobiles, comme hypnotisés par l’appel incessant de la mer, dans les caresses du vent froid.
Dans la froide clarté du rivage étranger, sous un soleil sans chaleur, leurs corps brillaient comme des étoiles dans le ciel nocturne. Sans hâte, ils retournèrent dans la forêt.
— Sommes-nous donc prisonniers de ce monde du Chaos ? dit Rackhir après un certain temps. Les rencontres que nous pourrons faire ne sont guère amicales. Comment poser notre question ?
Alors, sortit de l’épaisse forêt un être nu, immense et noueux comme un tronc d’arbre, vert comme de la glu, mais au visage jovial.
— Salut, tristes renégats ! dit-il.
— Où est la porte ? s’empressa de demander Lamsar.
— Vous y étiez presque entrés, dit le géant en riant. Cette mer n’existe pas, elle n’est là que pour empêcher les voyageurs de passer la porte.
— Elle est pourtant bien réelle, dans ce monde du Chaos, dit Rackhir avec pessimisme.
— Oui, sans doute, mais qu’est-ce qui est réel ici, sinon le désordre des esprits de dieux devenus fous ?
Rackhir, plus par désespoir que par une action réfléchie, avait tendu son arc et pris une flèche dans son carquois.
— Ne tire pas, lui murmura Lamsar. Pas encore.
Et il regarda fixement la flèche en marmonnant des paroles indistinctes.
Le géant s’avança nonchalamment vers eux.
— Je prendrai plaisir à vous faire payer vos crimes, dit-il, car je suis Hionhurn le Bourreau. Vous trouverez votre mort agréable, mais votre sort insoutenable.
Il s’approcha d’eux, tendant en avant ses bras terminés par des mains griffues.
— Tire, dit Lamsar d’une voix étranglée.
Rackhir leva son arc, tendit la corde de toute sa force et lâcha la flèche vers le cœur du géant.
— Cours ! cria Lamsar.
Et, surmontant leur peur, ils coururent vers le sinistre rivage. Le gémissement du géant ébranla l’air alors qu’ils atteignaient les vagues mais, au lieu d’entrer dans l’eau, ils se retrouvèrent au sein de montagnes farouches.
— Aucune flèche tirée par un mortel n’aurait pu lui nuire, dit Rackhir. Qu’avez-vous fait ?
— J’ai fait appel à l’ancien Charme de la Justice, grâce auquel toute arme peut frapper l’injuste.
— Mais Hionhurn est un Immortel, dit Rackhir, stupéfait.
— Il n’y a pas de justice dans le monde du Chaos et toute chose constante et inflexible peut nuire à un serviteur des Seigneurs du Chaos.
— Nous avons passé la troisième porte, dit Rackhir en remettant son arc à l’épaule. Il nous faut encore trouver la quatrième et la cinquième. Nous avons échappé à deux dangers mais qui sait ce qui nous attend encore ?
— Qui sait ? répéta Lamsar.
Ils passèrent un col et entrèrent dans une forêt fraîche malgré le soleil au zénith qui dardait ses rayons par les trouées du feuillage. Un calme ancien régnait en ce lieu. Le chant des oiseaux ne leur était pas familier, et ils virent de petits oiseaux dorés qui leur étaient également inconnus.
— Ce lieu est trop calme et trop paisible ; je n’ai guère confiance, dit Rackhir.
Mais au lieu de répondre, Lamsar lui fit signe de regarder devant lui.
Il vit un magnifique édifice au toit en dôme, tout de marbre éclatant et de mosaïque bleue. Il occupait le centre d’une clairière couverte d’herbe jaune.
En approchant, ils virent que la construction était soutenue par des colonnes de marbre partant d’une plate-forme de jade laiteux. Du centre de la plate-forme, un escalier de cristal bleu montait en spirale et disparaissait dans une ouverture circulaire. De grandes fenêtres s’ouvraient sur les côtés du corps principal, mais ils ne pouvaient pas voir à l’intérieur. On ne voyait pas d’habitants et il leur aurait paru étrange qu’il y en eût. Ils traversèrent la prairie jaune et montèrent sur la plateforme de jade. Sa surface était glissante et chaude comme si elle avait été exposée au soleil.
Ils gravirent les marches bleues, mais eurent beau regarder au-dessus d’eux, ils ne voyaient toujours rien. Ils ne se demandèrent pas pourquoi ils envahissaient ce lieu avec une telle assurance : cela semblait la seule chose à faire. Il n’y avait pas d’alternative. L’atmosphère était étrangement familière, sans que Rackhir pût en découvrir la raison.
À l’intérieur, ils trouvèrent un hall sombre et frais, où le soleil entrant par les fenêtres se mêlait à une ombre veloutée. Le plancher était rose perle et le plafond d’un écarlate profond. Cela rappelait à Rackhir une matrice.
Cachée dans l’ombre, se trouvait une petite porte s’ouvrant sur un autre escalier. Rackhir lança un regard interrogateur à Lamsar.
— Nous continuons ?
— Il le faut, il faut trouver quelqu’un qui puisse répondre à notre question.
En haut des escaliers, ils trouvèrent un hall similaire mais plus petit, meublé de douze grands trônes disposés en demi-cercle. Les trônes étaient d’or incrusté d’argent, et les sièges étaient garnis de fine toile blanche. Contre le mur, près de la porte, se trouvaient quelques chaises garnies de tissu pourpre.
Derrière les trônes, une porte s’ouvrit et un homme apparut, grand et d’apparence fragile. D’autres le suivirent. Leurs visages étaient presque identiques, mais leurs tuniques étaient de couleurs différentes. Leurs visages étaient pâles, presque blancs, leurs nez droits, et leurs lèvres minces sans être cruelles. Les yeux étaient inhumains : des yeux au regard triste et fixe, pailletés de vert. Le premier regarda Rackhir et Lamsar. Il inclina la tête et leur fit un geste gracieux de la main.
— Soyez les bienvenus, dit-il. Sa voix était haute et ténue, comme celle d’une femme, mais harmonieusement modulée. Les onze autres hommes s’assirent mais celui qui avait parlé resta debout.
— Asseyez-vous, je vous prie.
Rackhir et Lamsar prirent place sur deux des chaises pourpres.
— Comment êtes-vous arrivés ici ? leur demanda-t-il.
— Par la porte du Chaos, répondit Lamsar.
— Vous cherchiez notre monde ?
— Non, notre destination est le Domaine des Seigneurs Gris.
— Je le pensais bien, car on ne vient guère nous voir que par accident.
— Où sommes-nous ? demanda Rackhir lorsque l’homme se fut assis dans le dernier trône.
— Dans un lieu situé au-delà du temps. Jadis, notre pays faisait partie de la Terre que vous connaissez, mais il en fut séparé dans un lointain passé. Contrairement aux vôtres, nos corps sont immortels. Nous l’avons voulu, bien que nous ne soyons pas, comme vous, liés à notre corps.
— Je ne comprends pas ce que vous dites, dit Rackhir.
— J’ai employé les termes les plus simples ; si vous ne les comprenez pas, il m’est impossible de m’expliquer mieux. On nous appelle les Gardiens, bien que nous ne gardions rien. Nous sommes des guerriers aussi, mais nous ne combattons rien.
— Que faites-vous, alors ? s’enquit Rackhir.
— Nous existons. Vous voulez sans doute savoir où se trouve la prochaine porte ?
— Oui.
— Reposez-vous un moment ici, et nous vous montrerons le chemin.
— Quelle est votre fonction ?
— De fonctionner.
— Vous êtes inhumains !
— Nous sommes humains. Vous passez vos vies à chercher ailleurs ce qui se trouve en vous, en tout être humain ; mais vous voulez le chercher ailleurs ; des sentiers plus charmeurs vous attirent, et vous perdez votre temps à essayer de découvrir que vous avez perdu votre temps. Je suis heureux que nous ne soyons plus comme vous mais j’aimerais pouvoir vous aider à évoluer. Cela ne nous est toutefois pas permis.
— Notre quête n’est pas dénuée de sens, dit Lamsar respectueusement. Nous allons sauver Tanelorn.
— Tanelorn ? La voix de l’homme s’adoucit. Tanelorn existe donc toujours ?
— Certes, dit Rackhir, et elle abrite des hommes las qui sont heureux d’y trouver le repos. Il comprit alors pourquoi cet édifice lui semblait si familier ; il possédait, mais intensifiée, la même qualité que Tanelorn.
— Tanelorn était notre dernière cité, dit le Gardien. Excusez notre jugement, mais la plupart des voyageurs qui passent par ce niveau sont des chercheurs inquiets sans but réel, qui se donnent des excuses, des raisons imaginaires, pour continuer leur voyage. Vous devez aimer Tanelorn pour braver ainsi les dangers des portes ?
— Oui, nous l’aimons, dit Rackhir, et nous vous sommes reconnaissants de l’avoir bâtie.
— Nous l’avions bâtie pour notre propre usage, mais il est bon que d’autres en profitent et qu’elle profite d’eux.
— Nous aiderez-vous ? demanda Rackhir. Pour Tanelorn ?
— Nous ne le pouvons pas, c’est contraire à la loi. Mais reposez-vous, et jouissez de notre hospitalité.
On leur donna à manger des aliments tendres et des aliments friables, doux et acides, et une boisson qui semblait pénétrer dans les pores de leur peau. Ensuite, le Gardien dit :
— Nous avons fait pratiquer une route, qui vous mènera au monde suivant. Mais je vous préviens : c’est le plus dangereux de tous.
Et ils s’engagèrent sur la route que les Gardiens avaient fait pratiquer, et pénétrèrent par la quatrième porte dans un monde épouvantable : le monde de la Loi.
Rien ne brillait dans le ciel gris clair, rien n’y bougeait, rien ne troublait le gris.
Rien ne rompait la morne plaine, grise à l’infini de tous côtés. Il n’y avait pas d’horizon. C’était un désert propre et lumineux. Mais dans l’atmosphère, on sentait la présence d’une chose qui avait passé, mais dont une légère aura subsistait.
— Il n’y a rien ici, dit Rackhir en frissonnant, quels dangers pourraient nous y attendre ?
— La folie de la solitude, répondit Lamsar d’une voix qui se noya dans l’étendue grise.
« Lorsque la Terre était très jeune, continua Lamsar, les choses étaient ainsi. Mais il y avait des mers. Ici, il n’y a rien.
— Vous vous trompez, dit Rackhir en souriant légèrement, ici, il y a la Loi.
— C’est vrai, mais qu’est la Loi lorsqu’elle n’a rien à juger ? Ici, c’est la Loi, mais privée de justice.
Ils progressaient, et tout avait l’apparence intangible de ce qui fut jadis tangible. Ils marchèrent longtemps dans le monde aride de la Loi absolue.
Enfin, Rackhir aperçut quelque chose. Cela renvoyait la lumière, disparaissait, puis réapparaissait. En approchant, ils virent que c’était un homme. Son corps massif portait, une tête aux traits nobles, mais déformés par une grimace torturée. Il ne les vit pas approcher.
Ils s’arrêtèrent juste devant lui et Lamsar toussota pour attirer son attention. Il tourna sa grande tête et les regarda sans réagir. Lentement, sa grimace disparut pour faire place à une expression plus calme.
— Qui êtes-vous ? demanda Rackhir.
L’homme poussa un soupir.
— Pas encore ; pas encore, il semble. Encore des fantômes.
— Serions-nous les fantômes ? dit Rackhir en souriant. Cela semble plutôt dans votre nature.
Il vit l’homme pâlir, sa forme devenir indécise, fondre. Son corps s’arqua brusquement, tel un saumon s’apprêtant à sauter une digue puis reprit une apparence plus solide.
— Je croyais m’être délivré de tout le superflu, sauf de ma forme obstinée, dit l’homme d’un ton las, mais voilà de nouveau quelque chose. Ma raison m’abandonne-t-elle ? Ma logique n’est-elle plus ce qu’elle était ?
— Ne craignez rien, dit Rackhir, nous sommes des êtres matériels.
— C’est cela que je craignais. Depuis une éternité, je délivre la vérité des couches d’irréalité qui l’obscurcissent. J’y étais presque parvenu, et voilà que vous revenez. Ah, mon esprit a bien perdu de son acuité !
— Peut-être craignez-vous que nous n’existions pas ? dit Lamsar lentement, avec un sourire malin.
— Vous savez que cela est impossible, car vous n’existez pas, de même que je n’existe pas. La grimace revint tordre ses traits et son corps pâlit de nouveau, puis reprit son aspect tangible. Il poussa un soupir. Je me trahis en vous répondant, mais je suppose qu’une petite détente restaurera mes pouvoirs pour l’effort qui me mènera à la vérité ultime, la vérité du non-être.
— Mais le non-être implique le non-penser, le non-vouloir, le non-agir, dit Lamsar. Vous ne désirez pas connaître pareil sort ?
— Le soi n’existe pas. Moi seul dans toute la création suis doué de raison, je suis presque raison pure. Encore un effort et je serai ce que je veux être : l’unique vérité dans cet univers non existant. Pour cela, je dois d’abord me délivrer de toute chose extérieure, vous, par exemple, puis faire le plongeon final dans la seule réalité.
— Quelle est-elle ?
— L’état de néant absolu où rien ne vient troubler l’ordre des choses, car il n’y a pas d’ordre des choses.
— Ambition guère constructive, fit remarquer Rackhir.
— Comme tous les mots, et comme la soi-disant existence, constructif ne signifie rien. Rien ne signifie quoi que ce soit, voilà la seule vérité.
— Mais ce monde ? dit Lamsar. Il est aride, certes, mais il a de la lumière et du roc solide. Vos raisonnements n’ont pas suffi à le chasser de l’existence.
— Il cessera lorsque je cesserai, dit l’homme lentement, de même qu’alors vous cesserez d’exister. Alors, il n’y aura rien que le rien, et la Loi régnera, indisputée.
— Mais la Loi ne pourra régner alors, car elle n’existera plus, selon votre logique.
— Vous vous trompez. Le rien est la Loi. Le rien est l’objet de la Loi. La Loi mène au stade ultime, celui du non-être.
— C’est possible, dit Lamsar soigneusement. Dites-nous plutôt où nous trouverons la porte suivante.
— Il n’y a pas de porte.
— S’il y en avait une, où la trouverions-nous ?
— Si une porte existait, ce qui n’est pas le cas, elle se trouverait dans la montagne, près de ce qu’on appelait jadis la Mer de la Paix.
— Et où se trouvait cette mer ? demanda Rackhir, conscient de leur situation désespérée, car il n’y avait pas de soleil, pas d’étoiles, rien qui pût les aider à déterminer une direction quelconque.
— Non loin de la Montagne de la Sévérité.
— Vers où allez-vous ? demanda Lamsar à l’homme.
— Au-dessus, au-delà, vers nulle part.
— Et où, si vous réussissez dans votre entreprise, nous retrouverons-nous ?
— Dans un autre nulle part. Je ne puis répondre véridiquement. Mais comme vous n’avez en réalité jamais existé, vous ne pouvez aller dans aucune non-réalité. Moi seul suis réel et je n’existe pas.
— Cela ne nous mène à rien, dit Rackhir avec un sourire qui s’évanouit rapidement lorsqu’il pensa à leur situation.
— Seul mon esprit tient la non-réalité à distance, poursuivit l’homme, mais il faut que je me concentre, sans quoi elle va de nouveau tout envahir et il faudra que je recommence tout depuis le début. Au début, il y avait tout, le chaos. J’ai créé le rien.
D’un geste résigné, Rackhir prit une flèche et la plaça contre la corde de son arc.
— Désirez-vous le non-être ? demanda-t-il à l’homme.
La flèche lui perça le cœur et il pâlit puis s’écroula tandis que partout apparaissaient de l’herbe, des forêts, des montagnes et des rivières. Ce nouveau monde était néanmoins paisible et ordonné. Rackhir et Lamsar y prirent plaisir en partant à la recherche de la Montagne de la Sévérité. Il n’y avait aucune trace de vie animale. Tout en marchant, ils parlèrent, en des termes stupéfaits, de l’homme qu’ils avaient été contraints de tuer. Ils arrivèrent à une grande pyramide lisse qui, bien que d’origine naturelle, semblait avoir été taillée de main d’homme. Ils contournèrent sa base et arrivèrent à une ouverture.
Il était hors de doute que c’était la Montagne de la Sévérité. D’ailleurs, les eaux calmes d’un océan étaient visibles à peu de distance. Ils passèrent par l’ouverture et pénétrèrent dans un paysage raffiné. Ils avaient passé la dernière porte, et se trouvaient dans le Domaine des Seigneurs Gris.
Les arbres étaient pareils à des toiles d’araignées pétrifiées.
Çà et là, des rochers aux formes gracieuses étaient harmonieusement disposés dans de petits lacs bleus aux eaux peu profondes, ainsi que sur leurs rives. Pourtant, des collines légères s’élançaient vers un horizon jaune pastel, teinté de rouge, d’orange, et d’un bleu profond.
Ils se sentaient énormes, lourds et maladroits en écrasant le fin gazon. Ils avaient l’impression de polluer un lieu sacré.
Puis ils virent une jeune femme venir vers eux.
Elle s’arrêta et les laissa approcher. Elle était vêtue de voiles noirs qui flottaient autour d’elle bien qu’il n’y eût pas de vent. Son visage allongé était pâle, et ses grands yeux, noirs et énigmatiques. Son long cou était orné d’un joyau.
— Sorana, dit Rackhir, la gorge serrée. Tu étais morte.
— Je disparus, dit-elle, et voici où je suis venue. On m’a dit que tu viendrais, et j’ai voulu t’accueillir.
— Mais c’est ici le Domaine des Seigneurs Gris et tu servais le Chaos.
— C’est exact mais, nombreux sont ceux qui sont les bienvenus à la Cour des Seigneurs Gris, qu’ils soient de la Loi, du Chaos, ou d’aucun des deux. Viens, je vais te conduire.
Complètement désorienté, Rackhir la suivit dans cet étrange paysage, et Lamsar leur emboîta le pas.
Sorana et Rackhir s’étaient aimés jadis, à Yeshpotoom-Kahlaï, la Forteresse Impie où régnait le mal dans toute sa beauté. Sorana, sorcière et aventurière sans conscience, avait une haute estime pour l’Archer Rouge depuis qu’il était arrivé un soir à Yeshpotoom-Kahlaï, couvert de son propre sang et seul survivant d’une étrange bataille entre les Chevaliers de Tumbru et les Ingénieurs-Brigands de Loheb Bakra. Puis les Assassins Bleus, qui avaient juré la mort de tous les malfaiteurs, s’étaient glissés dans la forteresse ; il y avait sept ans ; il avait entendu Sorana hurler, mais lui-même s’apprêtait à quitter Yeshpotoom-Kahlaï en toute hâte et il n’avait pas jugé prudent d’aller voir si c’était vraiment un cri d’agonie. Et maintenant, elle était ici et ce ne pouvait être un effet du hasard. D’un autre côté, il était dans son intérêt de servir le Chaos, et il devait se méfier d’elle.
Devant eux, se dressaient maintenant un certain nombre de grandes tentes d’un gris scintillant qui prenait dans la lumière toutes les teintes de l’arc-en-ciel. Des hommes et des femmes allaient et venaient entre les tentes, sans hâte, comme s’ils avaient l’éternité devant eux.
Sorana lui sourit et le prit par la main.
— Voilà, dit-elle. La Cour des Seigneurs Gris n’est pas fixe. Ils vagabondent en tous sens dans leur pays. Comme tu le vois, ils n’ont que peu de biens, et leurs habitations sont temporaires. Si tu les intéresses, ils t’accueilleront bien.
— Mais nous aideront-ils ?
— C’est à eux qu’il faut le demander.
— Je sais, lui dit Rackhir avec sérieux, que tu es inféodée à Eequor du Chaos. Tu devras l’aider contre nous, n’est-ce pas ?
— Ici, c’est la trêve, lui répondit-elle en souriant. Je ne puis qu’informer les puissances du Chaos de ce que je pourrai apprendre.
— Tu es bien franche, Sorana.
— Ici, l’hypocrisie est subtile et de tous les mensonges, le plus subtil est la vérité.
Ils étaient arrivés dans le camp des grandes tentes grises, et se dirigèrent vers l’une d’elles.
Dans une autre dimension, l’immense horde traversait en une course folle les prairies du Nord, hurlant et chantant derrière le cavalier à l’armure noire qui la menait. Les armes bigarrées, dans la brume du soir, luisaient toujours plus près de Tanelorn la solitaire. Pareille à un raz de marée de chair devenue folle, la foule hystérique allait de l’avant, emplie d’une haine insensée pour Tanelorn, haine que Narjhan avait placée dans leurs cœurs étroits. Tous voleurs, assassins, chacals, pillards ; foule décharnée et disparate, mais nombreuse, si nombreuse…
Et à Tanelorn, les guerriers devenaient plus sombres avec chaque messager qui revenait, porteur de renseignements sur la position et l’importance de l’armée des gueux.
Brut, vêtu de l’armure d’argent massif de son rang, pensa que deux jours entiers s’étaient écoulés depuis le départ de Rackhir pour le Désert des Soupirs. Encore trois jours, et la ville serait engloutie par l’innombrable canaille de Narjhan. Il n’y avait rien à faire pour ralentir leur avance. Ils auraient pu abandonner Tanelorn à son sort, mais ils ne pouvaient s’y résoudre. Même le faible Uroch s’y refusait. Car Tanelorn la Mystérieuse leur avait à tous donné un pouvoir secret que chacun croyait être le seul à posséder : une force qui comblait le vide que chacun d’eux, auparavant, portait en lui. C’était par égoïsme qu’ils restaient, car quitter Tanelorn eût signifié pour eux le retour à ce vide intérieur, et de cela ils avaient peur.
Brut était leur chef, et il préparait la défense de Tanelorn, une défense qui aurait peut-être suffi contre l’armée des mendiants, mais pas contre le Chaos. Brut frémit en pensant que, si le Chaos avait déchaîné toute sa puissance contré Tanelorn, ils seraient déjà tous en enfer à se lamenter. Un minuscule espoir résidait dans la loi inviolable qui gouvernait Loi et Chaos et leur interdisait d’attaquer directement les hommes. Ils devaient utiliser des intermédiaires humains.
Tanelorn était enveloppée dans la poussière soulevée par les chevaux des éclaireurs et des messagers. L’un de ces derniers arriva au grand galop et arrêta sa monture devant Brut. Il venait de Karlaak, près du Désert des Larmes, une des grandes cités les plus proches de Tanelorn.
Le messager haleta :
— J’ai demandé l’aide de Karlaak, mais, comme nous le supposions, ils n’avaient jamais entendu parler de Tanelorn et craignaient que je ne fusse un émissaire de l’armée des mendiants, tentant d’attirer leurs maigres forces dans un piège. J’ai plaidé notre cause auprès des sénateurs, mais ce fut en vain.
— Elric n’était pas là ? Il connaît Tanelorn.
— Non, il n’était pas là. Des rumeurs disent qu’il a trouvé la mort dans une grande bataille navale opposant les Princes-Marchands des Cités Pourpres à la Fédération de Lormyr. Les deux flottes se seraient rencontrées près de l’Ile aux Sorciers, devant la Côte Jaune, et les Princes-Marchands auraient écrasé les forces de Lormyr, tuant également Elric. Une autre rumeur veut qu’il soit grièvement blessé et en train d’agoniser dans les ruines d’Imrryr, sa ville natale, qu’il détruisit lui-même. Ce dont je suis certain, c’est que Zarozinia, sa princesse, porte son deuil, et que nous n’obtiendrons d’aide ni de lui ni de Karlaak en son nom.
Brut était devenue très pâle.
— Mais Jadmar… Jadmar nous enverra-t-elle ses guerriers ? demanda le messager avec espoir, car on avait été demander l’aide de bien d’autres villes.
— Je l’ignore, répondit Brut, mais cela n’a plus d’importance, car l’armée des mendiants est à moins de trois jours de marche et il faudrait deux semaines aux forces de Jadmar pour atteindre Tanelorn. Nous sommes perdus.
— Et Rackhir ?
— Je n’ai pas de nouvelles de lui… mais j’ai le sentiment qu’il ne reviendra pas. Tanelorn est condamnée.
Rackhir et Lamsar s’inclinèrent cérémonieusement devant les trois petits hommes qui étaient assis dans la tente, mais l’un d’eux dit avec agacement :
— Ne vous abaissez pas devant nous, amis, nous qui sommes les plus humbles de tous.
Ils se redressèrent donc et attendirent qu’on leur adressât de nouveau la parole.
Les Seigneurs Gris affectaient l’humilité, mais, semblait-il, c’était une forme d’orgueil. Rackhir comprit qu’il devait les flatter de façon particulièrement subtile, mais il n’était pas certain d’en être capable, car il était un guerrier, non un courtisan ou un diplomate. Lamsar saisit également la situation, et dit :
— Dans notre orgueil, Seigneurs, nous sommes venus pour apprendre les simples vérités, celles qui ne sont que des vérités et que vous pourrez nous apprendre.
Le Seigneur Gris répondit avec un sourire empli de modestie :
— Ce n’est pas à nous de définir la vérité, nous ne pouvons vous offrir que nos pensées imparfaites. Peut-être vous aideront-elles à trouver votre vérité.
— Très certainement, dit Rackhir, sans bien savoir ce qu’il approuvait, mais jugeant bon d’approuver. Nous nous étions demandé si vous auriez des suggestions à nous offrir sur un sujet qui nous tient à cœur : la protection de notre ville, Tanelorn.
— Nous n’aurions pas l’orgueil de nous immiscer dans cette affaire. Notre intelligence est limitée, et nous nous méfions de nos propres décisions, il serait si facile de se tromper, ou de se fonder sur des informations fausses.
— Certes, dit Lamsar, jugeant que le mieux était de les flatter dans leur feinte humilité, et il est heureux que nous ne confondions pas l’orgueil avec la sagesse car qui patiemment observe et parle peu, voit mieux les choses. Par conséquent, et quoique conscients de vos doutes quant aux suggestions que vous pourriez faire, nous vous demandons néanmoins humblement, en prenant exemple sur votre attitude, si vous auriez idée d’un moyen qui nous permette de sauver Tanelorn ?
Rackhir avait eu quelque mal à suivre les complexités de l’argument apparemment candide de Lamsar, mais il vit qu’il avait plu aux Seigneurs Gris. Il regarda Sorana du coin de l’œil et vit à son sourire qu’ils avaient agi comme il le fallait. Mais il la vit aussi attendre attentivement la réponse des Seigneurs Gris, et ragea à la pensée de ce qu’apprendraient par elle les Seigneurs du Chaos, qui pourraient ainsi prévenir toute action destinée à sauver Tanelorn.
Le porte-parole conféra avec ses compagnons dans un langage aux sonorités douces et liquides, puis s’adressa de nouveau à eux :
— Nous avons rarement le privilège d’accueillir des hommes aussi courageux et intelligents. En quoi nos esprits insignifiants peuvent-ils venir à votre aide ?
Rackhir faillit éclater de rire en voyant que les flatteries avaient atteint leur but. Les Seigneurs Gris n’étaient, après tout, pas si intelligents que cela. Il prit la parole :
— Narjhan du Chaos a pris la tête d’une immense armée d’épaves humaines, d’une horde de mendiants, et a juré de raser Tanelorn et de tuer ses habitants. Il nous faut une aide de nature magique pour combattre un être aussi puissant que Narjhan, et ainsi vaincre les mendiants.
— À Kaleef, dit un des Seigneurs Gris resté jusqu’alors silencieux, il y a des scarabées qui dégagent un venin sans égal.
— Des scarabées. Seigneur ? s’étonna Rackhir.
— Ils sont grands comme des mammouths, dit le troisième Seigneur, mais peuvent à volonté changer de taille et changer celle de leur proie, si elle est trop grande pour leur gosier.
— À ce propos, dit le premier, il y a aussi une chimère qui réside dans les montagnes du sud ; elle change de forme à volonté et doit nourrir de la haine pour le Chaos, puisque c’est le Chaos qui l’a créée telle qu’elle est, sans lui donner de forme propre.
— Il y a quatre frères, à Himerscahl, qui possèdent des pouvoirs surnaturels, dit le deuxième Seigneur, mais le premier l’interrompit :
— Leur magie est inefficace en dehors de notre dimension. J’avais plutôt pensé à ressusciter le Magicien Bleu.
— Trop dangereux, dit son compagnon, et de toute façon en dehors de nos capacités.
Ils continuèrent à discourir un certain temps. Rackhir et Lamsar attendirent patiemment qu’ils eussent terminé.
Enfin, le premier reprit la parole :
— Nous avons décidé que les Bateliers de Xerlerenes sont sans doute les mieux équipés pour vous aider à défendre Tanelorn. Vous devez aller dans les montagnes à Xerlerenes, et trouver leur lac.
— Je vois, dit Rackhir, un lac entre des montagnes.
— Non, répondit le Seigneur Gris, leur lac est au-dessus des montagnes. Nous allons vous fournir un guide. Peut-être vous aideront-ils.
— Vous ne pouvez rien nous garantir ?
— Rien. Ce n’est pas à nous d’intervenir. C’est à eux de décider s’ils consentent à vous aider ou non.
— Je comprends, dit Rackhir, merci.
Depuis combien de temps avaient-ils quitté Tanelorn ? Combien de temps restait-il avant que l’armée des mendiants atteigne la ville ? Ou bien était-il déjà trop tard ?
Une pensée soudaine lui vint, et il chercha Sorana des yeux, mais elle avait quitté la tente.
— Où se trouve Xerlerenes ? demanda Lamsar.
— Pas dans notre monde, répondit un des Seigneurs. Venez.
Sorana avait prononcé le mot qui la transportait instantanément dans l’entre-monde bleu qu’elle connaissait bien. Il n’y avait que du bleu, mais en nuances innombrables. Là, elle attendit patiemment qu’Eequor remarque sa présence. Entre les mondes, le temps n’existe pas, et elle n’aurait su dire combien de temps elle avait attendu.
La horde des gueux s’arrêta lentement et sans discipline sur un signe de son chef. La voix caverneuse résonna sous le casque qui ne s’ouvrait jamais :
— Demain, nous marchons à l’assaut de Tanelorn. Le moment que nous attendons tous est presque arrivé. Établissez le camp. Demain, Tanelorn sera châtiée et les pierres de ses petites maisons ne seront plus que poussière au gré du vent.
Un million de mendiants loqueteux caquetèrent de joie en pourléchant leurs lèvres desséchées. Aucun ne demanda pourquoi ils étaient venus jusqu’ici, tel était le pouvoir de Narjhan.
À Tanelorn, Brut et Zas le Manchot discutaient paisiblement de la nature de la mort. Ils étaient pleins de tristesse, non tant pour eux que pour Tanelorn qui allait bientôt périr. Dehors, une armée pitoyable tentait d’établir un cordon trop lâche autour de la ville, il y avait si peu d’hommes… Dans les maisons, les lumières brûlaient comme pour la dernière fois, et les chandelles coulaient tristement.
Sorana, couverte de sueur comme toujours après cette expérience, regagna le plan des Seigneurs Gris et vit que Rackhir et Lamsar s’apprêtaient à partir sous la conduite d’un guide. Eequor lui avait dit ce qu’elle devait faire : prendre contact avec Narjhan. Les Seigneurs du Chaos se chargeraient du reste. Elle envoya un baiser à son ex-amant et, montant en selle, sortit du camp dans la nuit. Il lui adressa d’abord un sourire de défi mais, lorsqu’elle eut disparu, son visage s’assombrit. Silencieusement, ils allèrent jusqu’à la Vallée des Courants, où ils pénétrèrent dans le monde où se trouvaient les montagnes de Xerlerenes. Dès leur arrivée, un premier danger se manifesta.
Leur guide, un vagabond du nom de Timeras, leva la main vers le ciel nocturne où se devinait la silhouette de pics escarpés.
— Ce monde est dominé par les esprits de l’air, dit-il. Regardez !
Un vol de hiboux fondait sur eux ; ils ne virent d’abord que leurs yeux énormes et luisants, puis lorsqu’ils furent plus proches, ils s’aperçurent que c’étaient des hiboux gigantesques, presque grands comme des hommes. Rackhir lâcha les rênes et tendit son arc.
— Comment se fait-il qu’ils aient déjà appris notre présence ? s’étonna Timeras.
— Sorana, dit Rackhir en choisissant ses flèches. Elle a dû prévenir les Seigneurs du Chaos et ils ont envoyé ces terrifiants oiseaux.
Lorsque le premier arriva, ouvrant son grand bec et tendant ses serres féroces, il décocha une flèche dans son cou. L’oiseau remonta en poussant un cri perçant. La corde de son arc vibra maintes fois, et maintes flèches trouvèrent leur cible, tandis que Timeras se battait vaillamment avec son épée.
Lamsar regardait la bataille sans y prendre part, apparemment plongé dans ses pensées alors qu’il eût fallu agir.
— Si les esprits de l’air sont dominants dans ce monde, dit-il songeusement, l’arrivée d’esprits d’un autre élément doit les irriter, et il essaya de se souvenir d’une incantation.
Lorsqu’ils eurent enfin repoussé les hiboux, Rackhir n’avait plus que deux flèches dans son carquois. Les oiseaux ne semblaient pas avoir l’habitude que leur proie se défende et s’étaient piètrement battus, malgré leur supériorité numérique.
— Il faut nous attendre à d’autres dangers, dit Rackhir d’une voix mal assurée. Les Seigneurs du Chaos tenteront certainement de nous arrêter par d’autres moyens. Est-ce encore loin ?
— Pas très, dit Timeras, mais la route est difficile.
Ils se remirent à chevaucher. Lamsar, plongé dans ses pensées, venait en dernier.
Ils suivaient un étroit sentier à flanc de montagne, et sous eux c’était le vide. Rackhir, à qui les hauteurs donnaient le vertige, restait le plus près possible de la paroi rocheuse. Il aurait volontiers prié ses dieux de leur venir en aide s’il avait eu des dieux.
Après un tournant, ils virent de grands poissons voler, ou nager, vers eux. Ils étaient presque lumineux, grands comme des requins, mais avec des nageoires immenses grâce auxquelles ils planaient dans l’air, semblables à des raies. Oui, c’étaient bien des poissons. Timeras dégaina, mais Rackhir ne prit pas son arc, car il n’avait plus que deux flèches et les poissons étaient nombreux.
Mais Lamsar éclata d’un rire caquetant et dit d’une voix aiguë et saccadée :
— Crackhor pashtasta salaflar !
De grandes boules de feu se matérialisèrent dans le ciel nocturne, boules de feu multicolores qui prirent des formés étranges et guerrières, puis descendirent vers les poissons monstrueux.
Les formes incandescentes brûlèrent les poissons comme des fers rouges. Les poissons se débattirent en glapissant, mais finirent tous par tomber en flammes dans la gorge insondable.
— Les esprits élémentaires du feu ! s’exclama Rackhir.
— Les esprits de l’air les craignent, dit calmement Lamsar.
Les êtres de feu les accompagnèrent jusqu’à Xerlerenes, où ils arrivèrent à l’aube, après avoir repoussé bien d’autres dangers qu’avaient visiblement suscités les Seigneurs du Chaos.
Ils virent les Bateaux de Xerlerenes dans les lueurs de l’aube, ancrés en plein ciel. De petits nuages paressaient autour de leurs sveltes quilles. Leurs grandes voiles étaient amenées.
— Les bateliers vivent à bord de leurs vaisseaux, dit Timeras, car seuls ces derniers défient les lois de la nature mais pas leurs maîtres. Il mit ses mains en cornet devant sa bouche et sa voix fendit l’air pur et calme de la montagne :
— Hé là ! Bateliers de Xerlerenes, citoyens de l’air, des hôtes sont arrivés, qui désirent votre aide !
Un visage noir et barbu se pencha sur les bords d’un vaisseau couleur d’or rouge. Il leva une main pour protéger ses yeux du soleil levant et les regarda, puis disparut.
Au bout d’un certain temps, une échelle faite de fines lanières de cuir vint se dérouler jusqu’au sommet de la montagne, où ils attendaient sur leurs chevaux. Timeras la saisit, en éprouva la solidité, et se mit à grimper. Rackhir avança le bras pour stabiliser l’échelle tandis que Timeras montait. Elle semblait trop mince pour supporter le poids d’un homme, mais en la touchant, Rackhir se rendit compte qu’il n’en avait jamais vu d’aussi solide.
Lamsar ne parut pas très content lorsque Rackhir lui fit signe de monter, mais s’exécuta, non sans souplesse d’ailleurs. Rackhir monta le dernier, dans le ciel, au-dessus des pics, vers les bateaux qui naviguaient dans l’air.
La flottille comprenait entre vingt et trente bateaux. Rackhir eut le sentiment qu’avec leur aide, il aurait de bonnes chances de sauver Tanelorn… si Tanelorn existait toujours. Et d’autre part, Narjhan devait déjà être au courant de l’aide qu’il était venu chercher.
Des chiens faméliques aboyèrent pour saluer le jour, et la horde, s’éveillant d’un sommeil passé à même le sol, vit que Narjhan était déjà en selle. Il parlait à une inconnue, une jeune femme vêtue de voiles noirs flottant autour d’elle bien qu’il n’y eût pas de vent. Et un joyau parait son long cou.
Lorsqu’ils eurent fini de parler, Narjhan ordonna qu’on amène un cheval pour l’inconnue. Lorsque l’armée des gueux se mit en marche, la jeune femme accompagna Narjhan dans la dernière étape de son haïssable voyage vers Tanelorn.
Lorsque apparut la belle Tanelorn, et qu’ils la virent si mal défendue, les mendiants se mirent à rire, mais Narjhan et sa nouvelle compagne restèrent les yeux levés au ciel.
— Peut-être avons-nous le temps, dit la voix creuse dans le casque, et Narjhan donna l’ordre d’attaquer.
Les mendiants se précipitèrent en rugissant sur Tanelorn. L’assaut était commencé.
Brut se redressa sur sa selle ; des larmes coulaient sur son visage et scintillaient dans sa barbe. Sa main droite étreignait une hache d’armes, et l’autre une masse hérissée de pointes.
Zas le Manchot tenait ferme sa longue épée dont le pommeau d’or figurait un lion rampant. Elle lui avait gagné une couronne jadis, en Andlermaigne, mais il doutait qu’elle pût lui conserver la paix qu’il avait trouvée à Tanelorn. À son côté, se tenait Uroch de Nieva, pâle mais résolu, ne quittant pas des yeux la horde en guenilles qui approchait implacablement.
Puis, dans les cris et les hurlements, les mendiants et les guerriers de Tanelorn engagèrent le combat. Les guerriers se battaient avec l’énergie du désespoir, car ils défendaient plus que leur vie ou ce qu’ils aimaient, ils défendaient ce qui leur avait donné une raison de vivre.
Narjhan, Sorana à ses côtés, se tenait à l’écart de la bataille à laquelle il ne pouvait prendre aucune part active. Si nécessaire, il pouvait toutefois se servir de la magie pour aider ses pions humains ou protéger sa propre personne.
Chose incroyable, les guerriers de Tanelorn parvenaient à contenir la horde hurlante des mendiants. Dans la lumière rouge de l’aurore, leurs armes ruisselantes de sang ne cessaient de s’abattre sur cette mer de chair mouvante.
Le sel de la sueur se mêlait maintenant à celui des larmes dans la barbe hérissée de Brut. D’un bond agile, il sauta de son cheval que l’on venait de tuer sous lui. Le noble cri de guerre de ses ancêtres monta à ses lèvres et, bien que dans sa honte il se sentît indigne de lui, il le hurla en frappant de tous côtés avec sa hache mordante et sa masse d’armes fracassante. Mais il se battait sans espoir, car Rackhir n’était pas revenu et Tanelorn allait bientôt mourir. Sa seule consolation était de mourir avec elle et de mêler son sang à ses cendres.
Zas le Manchot fit lui aussi des prodiges avant de tomber le crâne fracassé. Son vieux corps tressaillait encore lorsque les gueux le piétinèrent pour entourer Uroch de Nieva. De son unique main, il tenait encore son épée au pommeau d’or, et son âme s’échappa vers les limbes lorsque Uroch fut, lui aussi, tué en se battant.
Puis soudain, les Nefs de Xerlerenes se matérialisèrent dans le ciel et Brut, qui levait justement les yeux, sut que Rackhir était enfin arrivé mais peut-être trop tard.
Narjhan lui aussi vit les vaisseaux, et se prépara.
Ils flottaient dans le ciel, accompagnés par les esprits du feu que Lamsar avait conjurés. Les esprits élémentaires de l’air et du feu s’étaient alliés pour sauver la faiblissante Tanelorn…
Les Bateliers préparèrent leurs armes. Leurs noirs visages étaient attentifs et concentrés, et ils souriaient sous leurs barbes broussailleuses. Ils portaient de longs hauberts et étaient littéralement hérissés d’armes : longs tridents pointus, filets en mailles d’acier, sabres recourbés, longs harpons. Rackhir se tenait à la proue du premier vaisseau ; son carquois était plein de sveltes flèches offertes par les bateliers. Il aperçut Tanelorn au-dessous de lui et fut soulagé de voir qu’elle était encore debout.
Il vit aussi les guerriers engagés dans un désordre effroyable, mais il lui fut impossible de distinguer l’ami de l’ennemi. Lamsar appela les fringants esprits de l’air et leur donna ses instructions. Timeras souriait, l’épée à la main, tandis que les navires descendaient, balancés par les vagues du vent.
Rackhir aperçut alors Narjhan et Sorana.
— La chienne l’a averti ; il nous attendait ; dit-il en passant la langue sur ses lèvres et en tirant une flèche du carquois.
Les Nefs de Xerlerenes continuèrent à descendre, portées par les courants de l’air, leurs voiles dorées gonflées et battantes. Aspirant à se battre, les Bateliers se pressaient contre le bastingage.
Narjhan alors conjura la Kyrénée.
Vaste comme un nuage d’orage, noire comme l’enfer dont elle était issue, la Kyrénée naquit de l’air et lança sa masse informe contre les Nefs de Xerlerenes, envoyant au-devant d’elle ses vrilles vénéneuses. Plusieurs Bateliers moururent en gémissant, écrasés par les tentacules s’enroulant autour de leurs corps nus.
Lamsar s’empressa d’appeler les esprits élémentaires du feu, qui cessèrent de dévorer les mendiants et s’élevèrent en une immense fleur de feu qui alla engager la bataille avec la Kyrénée.
Les deux masses se rencontrèrent. Ce fut une explosion qui aveugla l’Archer Rouge et fit tanguer les navires si violemment que plusieurs se retournèrent, précipitant leurs équipages vers la terre où ils allèrent s’écraser.
De toutes parts jaillissaient des éclaboussures de feu multicolore, auxquelles se mêlaient des giclures de noir poison arrachées au corps de la Kyrénée, qui tuaient tous ceux qu’elles touchaient.
L’air était empli d’une puanteur épouvantable, l’odeur d’éléments violentés qui n’étaient pas faits pour se rencontrer.
Puis la Kyrénée mourut, vagissant et fouettant l’éther de ses tentacules, tandis que les esprits élémentaires du feu pâlissaient, mouraient ou retournaient dans leur sphère. Ce qui restait de la masse de la grande Kyrénée tomba lentement vers le sol, où elle écrasa les mendiants grouillants, ne laissant sur une étendue immense qu’une tache humide parsemée d’ossements luisants.
Rackhir cria alors :
— Vite ! Finissons-en avant que Narjhan ne conjure d’autres horreurs semblables !
Et les Nefs firent voile vers le sol. Et les Bateliers jetèrent leurs filets d’acier, ramenant à bord leur lourde prise, puis achevant les mendiants grouillants à l’aide de leurs lances et de leurs tridents.
Rackhir tirait flèche sur flèche et avait la satisfaction de voir chacune s’enfoncer à l’endroit précis qu’il avait visé. Ceux des guerriers de Tanelorn qui étaient encore vivants chargèrent les gueux déroutés. Brut les menait, couvert de sang gluant mais souriant victorieusement.
Narjhan restait ferme comme un roc, tandis que les mendiants s’enfuyaient de tous côtés autour de lui et de la jeune femme. Sorana paraissait effrayée. Elle leva les yeux et son regard rencontra celui de Rackhir. L’Archer Rouge la visa d’une flèche puis, se ravisant, la décocha sur Narjhan. La flèche perça la noire armure, mais resta sans effet sur le Seigneur du Chaos.
Alors, les Bateliers de Xerlerenes jetèrent leur plus grand filet du navire dans lequel se trouvait Rackhir. Ils prirent Narjhan dans ses replis, ainsi que Sorana.
Hurlant de joie, ils ramenèrent à bord leurs deux prisonniers qui se débattaient. Rackhir courut à l’avant pour voir leur prise. Sorana avait été égratignée au visage par une des mailles d’acier du filet, mais le corps de Narjhan conservait une terrible immobilité.
Rackhir arracha une hache des mains d’un Batelier et, posant un pied sur la cuirasse, fit sauter le casque en criant avec une joie délirante :
— Cède, Narjhan du Chaos ! Sa victoire le rendait presque hystérique, car c’était la première fois qu’un mortel l’emportait sur un Seigneur du Chaos.
Mais l’armure était vide, comme si nulle chair ne l’avait jamais habitée. Narjhan avait disparu.
Le calme revint à bord des Nefs de Xerlerenes et sur la cité de Tanelorn. Les guerriers qui avaient survécu à la bataille se rassemblèrent sur la grand-place de la ville et fêtèrent la victoire.
Friagho, Capitaine de Xerlerenes, vint trouver Rackhir et lui dit, en haussant les épaules :
— Nous n’avons pas réussi à prendre celui pour lequel nous étions venus, mais ceux-là suffiront. Merci pour la pêche, ami.
Rackhir sourit et serra la noire épaule de Friagho.
— Merci pour votre aide. Vous nous avez à tous rendu un grand service.
Friagho haussa de nouveau les épaules et retourna à ses filets, en levant son trident. Soudain, Rackhir cria :
— Non, Friagho ! Laisse celle-là ! Fais-moi don du contenu de ce filet.
Le contenu en question, Sorana, prit un air apeuré, comme si elle eût préféré être transpercée par les pointes du trident de Friagho.
— Soit, Archer Rouge, dit Friagho. Il y en a bien d’autres dans ce pays, et il tira sur le filet pour la libérer.
Elle se leva en tremblant, et regarda Rackhir avec appréhension.
Rackhir sourit avec une réelle douceur, et lui dit :
— Viens, Sorana.
Elle alla vers lui et, les yeux grands ouverts, regarda son visage osseux au nez aquilin. Il la souleva en riant et la jeta sur son épaule.
— Tanelorn est sauvée ! cria-t-il. Viens, Sorana, tu apprendras avec moi à aimer sa paix !
Et il commença de descendre le long du flanc du navire.
Fin du tome 7